« Construire la paix »

Organisateurs : Jan Houben (EPHE-PSL/GREI), Lionel Marti (PROCLAC)

4 novembre 2024

Site Campus Condorcet

Lors de la Journée d’Études transversales « Construire la Paix », nous proposons d’explorer le thème de la construction de la paix dans la perspective de plusieurs disciplines et domaines de recherche. Les intervenants sont des spécialistes renommés dans leur domaine. Pour avoir le recul nécessaire à chaque réflexion scientifique, nous nous concentrons sur « le passé » : des antiquités lointaines (européennes et autres) jusqu’au passé récent. Les contributions apportent un nouvel éclairage sur des penseurs pacifistes connus et moins connus de la France et d’ailleurs, notamment sur Saint-Simon et les saint-simoniens, sur les théories de la guerre comme étant inévitable mais à contenir, sur les conditions et les efforts pour la paix dans l’Europe du XIXe siècle, dans la Chine moderne et pré-moderne, dans l’ancienne Mésopotamie, dans l’Inde ancienne.

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Programme détaillé et résumés des communications

Programme détaillé

8h30 Café d’accueil

  • 9h15 Michel HOCHMANN (Président de l’EPHE-PSL) : Ouverture de la journée
  • 9h30 Charles MALAMOUD (DE honoraire EPHE-PSL) : « La guerre et la paix dans l’Inde ancienne selon L’Arthaśāstra »
  • 10h10 Pierre MUSSO (Université de Rennes II et Telecom Paris) : « Construire la paix en Europe au XIXe siècle : l’apport de Saint-Simon et des saint-simoniens »

Pause-café

  • 11h00 Vincent GOSSAERT (EPHE-PSL, GSRL) : « Réponses à la guerre et vision de la paix dans les textes révélés chinois modernes »
  • 11h40 Michaël GUICHARD (EPHE-PSL, ANHIMA) : « Faire la paix au début du deuxième millénaire en Mésopotamie »

12h20 Déjeuner

  • 14h00 Yves BRULEY (EPHE-PSL, SAPRAT) : « Créer la paix du congrès de Vienne aux conférences de La Haye : recherches sur la diplomatie au XIXe siècle »
  • 14h40 Blaise WILFERT (ENS-PSL, Dept. Sciences Sociales, Centre Maurice Halbwachs) : « La paix par le marché et par la loi : les organisations internationales et le cosmopolitisme libéral dans le troisième quart du XIXe siècle européen »
  • 15h20 Martin MOTTE (EPHE, Ecole de Guerre) : « Un vieux débat stratégique : supprimer ou limiter la guerre ? »

Pause-café

 

  • 16h30 Lionel MARTI (CNRS, PROCLAC) : « La pax assyriaca: entre réalité historique et reconstruction moderne »
  • 17h10 Jan HOUBEN (EPHE-PSL, GREI) : « Conflits générationnels, guerre et paix dans l’histoire culturelle de l’Inde »

Charles Malamoud (DE honoraire EPHE-PSL): La guerre et la paix dans l'Inde ancienne selon L'Arthaśāstra

L’Arthaśāstra, « Traité sur les buts (que le roi doit viser) », est un ouvrage en 15 livres écrit en sanskrit, en prose mêlée de sentences en vers, attribué à un personnage nommé Kauṭilya. Fameux dans l’Antiquité indienne, souvent cité et commenté, nous ne le connaissions que par fragments jusqu’à ce qu’on en découvere en 1905 un manuscrit complet. L’étude philologique et historique de ce texte (qui date du Ier ou IIe siècle de notre ère) a ouvert un nouveau champ d’étude aux indianistes, et aussi aux théoriciens de la politique et de la sociologie de l’Inde ancienne.

Le but du roi n’est pas une paix universelle, mais la conquête illimitée. La conclusion de la paix ou d’un pacte n’est qu’un des moyens, une tactique, dans cet effort de conquête ou du moins de survie dans le cercle des États (prakṛti-maṇḍala) qui entourent le royaume. Le roi n’a recours à la paix que lorsqu’il se trouve en position de faiblesse. L’essentiel de l’ouvrage est consacré aux différentes formes de guerre, mais il parle également des moyens d’éviter la guerre, des formes de diplomatie, des formes d’accords avec des rois plus forts ou plus faibles ; et des conditions internes qui font que les sujets sont contents de leur sort, fidèles à leur roi, et que le royaume soit prospère, ce qui implique que chacun fasse son devoir dans le cadre du dharma brahmanique. Certains passages du texte montrent toutefois que le roi recourt à la ruse et à une violence extrême qui n’est pas conforme au dharma général.

On s’attachera à cerner le sens du terme très polysémique artha et on présentera quelques remarques sur la notion de lokayātrā, « la marche du monde » ou « le monde comme il va ».

Pierre Musso (Université de Rennes II et Telecom Paris): Construire la paix en Europe au XIXe siècle : l’apport de Saint-Simon et des saint-simoniens.

Après les Traités de Westphalie (1648), les fondements d’un nouvel ordre international sont recherchés. Dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de 1713, l’Abbé de Saint Pierre propose le modèle d’une fédération d’États et évoque l’instauration d’une « Union européenne ». Ce paradigme fédératif est revisité par Emmanuel Kant dans son Projet de paix perpétuelle. Esquisse philosophique (1794) dans lequel il propose une fédération républicaine des peuples.

Au cours du XIXe siècle, émerge un nouveau paradigme de la paix réalisée par un « principe d’harmonie naturelle » des rapports entre les nations grâce au libre-échange favorisant le commerce et l’industrie. Le pacifisme demeure un fil d’Ariane des œuvres de Henri Saint-Simon, de Michel Chevalier et de Charles Lemonnier. Le saint-simonisme identifie les échanges, le libéralisme et la production industrielle à la paix.

En 1814, deux publications marquent la fin de l’Empire et de ses grandes guerres sur le continent : De l’esprit de conquête de Benjamin Constant et De la Réorganisation de la société européenne, sous-titré « De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale » de Saint-Simon avec Augustin Thierry.

Dans cet ouvrage, Saint-Simon est l’un des premiers théoriciens d’une Europe unie et pacifique. Il propose de créer une confédération d’Etats indépendants fondée sur un intérêt supérieur à l’Europe, à savoir un « patriotisme européen ». Sous le second Empire, Michel Chevalier poursuivra cette orientation en négociant avec Cobden le traité de libre-échange de 1860. En 1867, il co-fonde la Ligue internationale et permanente de la paix avec un autre saint-simonien, François Barthélémy Arlès-Dufour, alors que la même année un autre saint-simonien, Charles Lemonnier, participe à la fondation de la Ligue Internationale de la Paix et de la Liberté. Et en 1870, Chevalier sera le seul sénateur à voter contre la guerre. Peu après, Lemonnier publie Les Etats-Unis d’Europe (1872) et reprend l’idée kantienne sous la dénomination d’une République fédérative européenne, la démocratie étant, pour lui et pour la Ligue,  indissociable de la paix. En 1919, naît la Société des Nations (SDN) « pour promouvoir la coopération internationale et obtenir la paix et la sécurité », en s’inspirant des deux Ligues internationales de la Paix co-fondées 50 ans plus tôt par des saint-simoniens.

Vincent Goossaert (EPHE-PSL, GSRL): Réponses à la guerre et vision de la paix dans les textes révélés chinois modernes

Cette intervention examine un vaste corpus de textes révélés (essentiellement par l’écriture inspirée) par lesquels les dieux instruisent leurs disciples chinois pris dans des situations de guerre (notamment guerre des Taiping (1851-1864), révolte des Boxers, guerre sino-japonaise, etc.). Ces discours s’inscrivent dans l’histoire longue des idées apocalyptiques en Chine. Il montre comment ces idées (selon lesquelles la fin du monde est proche, annoncées par des catastrophes telles que les guerres, parce que les dieux ont décidé d’anéantir l’humanité pécheresse) étaient particulièrement répandues à la fin de l’époque Qing (1644-1911) et à l’époque républicaine (1912-1949). Les événements (catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme) étaient compris dans cette optique comme de nouveaux épisodes d’une histoire dramatique de damnation et de salut collectifs. Les textes révélés donnent un sens à la situation de guerre, et proposent des voies de sortie, dont l’horizon est un retour à un monde de paix utopique.

Michaël Guichard (EPHE-PSL, ANHIMA): Faire la paix au début du deuxième millénaire en Mésopotamie

La Mésopotamie du début du deuxième millénaire est une période de grande division politique. Son instabilité a donné lieu à une vie diplomatique intense que documentent d’abondantes sources cunéiformes en cours de déchiffrement. Les rapports entre les multiples petits états, d’ailleurs diversement apparentés historiquement entre eux, étaient régis par des pactes de paix et d’alliance tour à tour remis en cause et renouvelés. Le détail des procédures et le contenu des accords sont connus grâce à la correspondance interpalatatiale mais aussi grâce à quelques traités écrits miraculeusement conservés. Toute entente reposait sur des serments prêtés devant les dieux et des sacrifices parfois spectaculaires, comme celui de « l’ânon de la paix ». Les plus grands royaumes aspiraient à imposer leur ordre aux plus petits, par la force ou l’arbitrage, mais l’esprit batailleur du temps et diverses causes structurelles contrecarraient à plus ou moins court terme de telles velléités hégémoniques. Si les rois prétendaient être pour leur peuple des bons pasteurs, les plus puissants d’entre eux se donnaient pour mission d’agrandir leur pays, une idéologie qui ne pouvait conduire qu’à de perpétuelles confrontations et à des phases de paix précaires.

Yves Bruley (EPHE-PSL, SAPRAT): Créer la paix du congrès de Vienne aux conférences de La Haye : recherches sur la diplomatie au XIXe siècle

Le fait est suffisamment rare dans l’histoire pour être souligné : de la chute de Napoléon en 1814 à l’attentat de Sarajevo en 1914, soit pendant cent ans exactement, il n’y a eu aucune guerre générale en Europe. Quel contraste avec ce qui a précédé (les guerres de la Révolution et de l’Empire ont duré 23 ans dans toute l’Europe) et ce qui a suivi (deux guerres mondiales en 30 ans) ! Certes, il y a eu des guerres en Europe entre 1814 et 1914 : en Espagne, en Italie, en Hongrie, en Allemagne, dans les Balkans, et bien d’autres, sans oublier les guerres coloniales d’origine européennes ; il y a eu la guerre de Crimée (1853-1856), qui a impliqué plusieurs grandes puissances ; il y a eu la guerre de 1870 entre la France et l’Allemagne, limitée à deux puissances, mais aux conséquences considérables. Mais aucun de ces conflits ne s’est généralisé et l’on se demande pourquoi.

La réflexion se limite ici à chercher des éléments de réponse du côté de la diplomatie du XIXe siècle. Comment la diplomatie européenne, qui vivait dans la crainte d’une nouvelle conflagration à la chute de Napoléon en 1814, a pu éviter une guerre générale pendant un siècle, et… a finalement échoué en 1914. Il y a une certaine unité dans la conception du « système diplomatique » du temps, censé préserver la paix ; on parle du siècle du « Concert européen ». Mais il a connu des phases différentes.

De la Sainte-Alliance au « Printemps des peuples », le système fait l’amalgame entre la guerre et « la révolution », et lutte d’abord contre celle-ci. Des commotions de 1848 jusqu’à la guerre de 1870, une diplomatie « réformiste » tente de se moderniser elle-même pour accompagner les transformations de l’Europe, et s’efforce de favoriser le « progrès » en ce qu’il favorise la paix… tant bien que mal. Après 1871, alors que l’Europe est minée par les nationalismes et que deux blocs d’alliances se font face, la paix tient finalement jusqu’en 1914. Il faut interroger le système diplomatique du temps, sans oublier les réflexions sur la paix aux conférences de La Haye.

Blaise Wilfert (ENS-PSL, Dept. Sciences Sociales, Centre Maurice Halbwachs): La paix par le marché et par la loi : les organisations internationales et le cosmopolitisme libéral dans le troisième quart du XIXe siècle européen

Dans cette contribution à notre journée d’étude, j’aborderai, à travers notamment le cas de la Convention de Berne (1886) et du Bureau international de la propriété intellectuelle, le rôle des unions publiques internationales qui furent créées au cours des années 1860-1880 dans la « Première mondialisation », celle qui vit se déployer la première phase, notamment nord-atlantique, de l’industrialisation. Il s’agira, à travers ce cas précis de la propriété intellectuelle, mais aussi par sa contextualisation dans l’ensemble de la vague de créations des organisations internationales de la deuxième partie du XIXe siècle, de comprendre l’articulation entre libéralisme, internationalisation et cosmopolitisme au temps de la Première mondialisation, et de retrouver le projet de paix que pouvait représenter la construction d’une société civile transnationale par le marché.

Martin Motte (EPHE, Ecole de Guerre): Un vieux débat stratégique : supprimer ou limiter la guerre ?

Depuis la fin du XVIIIe siècle, la réflexion des stratégistes occidentaux sur la guerre et la paix oscille entre deux pôles. Le premier considère que la guerre fait partie de la nature humaine et ne pourra donc jamais être complètement éradiquée ; dès lors, il importe avant tout d’en limiter les effets au moyen d’un « jus in bello » strict et de dispositifs visant au maintien des grands équilibres politico-stratégiques. Le second courant, illustré dès 1770 par le comte de Guibert, part du principe qu’on peut éliminer la guerre en anéantissant les principaux fauteurs de guerre et en dissuadant leurs émules de les imiter. Tous les moyens sont licites pour arriver à ce résultat, d’où disparition du « jus in bello » et promotion d’une conception totale de la guerre, conçue comme épreuve ultime avant l’entrée dans la paix perpétuelle. Notre présentation retracera les grandes étapes de ce débat et tentera d’évaluer la pertinence des arguments utilisés de part et d’autre.

Lionel Marti (CNRS, PROCLAC): La pax assyriaca: entre réalité historique et reconstruction moderne

On trouve régulièrement dans la littérature assyriologique mentionnée une pax assyriaca pour qualifier la période d’apogée de l’empire assyrien, soit les 8e-7e siècles av. J.-C. Cet empire est pourtant surtout connu pour avoir développé une machine de guerre impitoyable au service de son dieu tutélaire et de son bras armé, le roi, qu’il lança à la conquête du monde. Les récits de campagnes militaires assyriens regorgent surtout de description de batailles sanglantes et de leurs conséquences. Cette communication se proposera d’ étudier ce concept de pax assyriaca tel qu’il est développé dans l’historiographie pour le confronter à la documentation assyrienne, et analyser la place de la paix dans le discours officiel assyrien et sa réalité historique.

Jan Houben (EPHE-PSL, GREI): Conflits générationnels, guerre et paix dans l'histoire culturelle de l'Inde

Pour des phénomènes aussi complexes que la paix et la guerre, on ne peut pas s’attendre à ce qu’une explication monocausale soit suffisante. Au sein du réseau de facteurs pertinents, on peut identifier en particulier les « conflits générationnels » à l’intérieur des communautés qui finissent par se faire la guerre. Dans l’histoire culturelle, religieuse et politique de l’Inde, dont nous disposons d’informations remontant à mille ou mille cinq cents avant notre ère, les guerres et les périodes de paix se déroulent sur un arrière-plan d’environnements changeants et de relations changeantes des humains et l’environnement.

Les anciens hymnes et prières du Rgveda et du Yajurveda présupposent un rituel qui, à son tour, présuppose une vie semi-nomadique dans un environnement largement non-cultivé, de type forêt ou savane. Le rituel reflète une communauté (divisée en plusieurs tribus) dédiée aux activités de cultivation, d’élevage et d’agriculture qui, à leur tour, contribuent à une transformation de l’environnement en zones légèrement cultivées et partiellement urbanisées, propices à l’émergence de complexes rituels et religieux très différents, comme on le voit dans le bouddhisme et le jaïnisme (sur l’évolution de l’écologie et l’innovation rituelle et religieuse dans l’Inde ancienne: Houben 2023 [2016], 2019). Or, nous avons la chance de disposer d’une littérature assez abondante qui s’inscrit parfaitement dans cette période profondément transformatrice, notamment les textes bouddhistes les plus anciens du canon Pali.

Dans un texte célèbre et tout à fait remarquable, le Mahāparinibbāna sutta, on attribue au Bouddha une analyse des conditions pour le progrès et la paix. Concrètement, on parle du pays des Vajjis, et l’une des conditions importantes pour leur progrès et leur immunité contre la guerre est, selon le Bouddha, qu’ils fassent preuve de « respect, d’honneur, d’estime et de vénération envers leurs aînés », qu’ils pensent que « cela vaut la peine de les écouter ». Dans notre présentation nous montrons que c’est souvent justement cette condition identifiée avec précision par le Bouddha qui est problématique dans plusieurs histoires et récits de la guerre, y compris dans le récit de la grande épopée indienne, le Mahābhārata. Ce même Mahābhārata témoigne également de l’énorme transition écologique qui s’est produite au moment de la grande lutte entre les descendants de Bharata, transition écologique qui s’est accompagnée d’un changement des sentiments éthiques et religieux.

Quant au sort historique des Vajjis, bien que leur pays soit malgré tout bientôt conquis par leur ennemi, leur organisation interne, où cette condition et quelques autres étaient exemplairement remplies à l’époque du Bouddha, fut présentée par lui comme modèle pour l’organisation de la communauté de son disciples (moines et nonnes bouddhistes) après sa disparition.